Morceaux choisis
La fluence au centre des prescriptions
On peut mesurer l’importance que l’institution a décidé d’accorder à cette "fluence" à des préconisations comme celles de la rectrice de l’académie de Strasbourg, qui prend soin de s’adresser elle-même par courrier aux directrices et directeurs d’école et aux professeur•es des écoles le 28 septembre 2021 au sujet de tests de fluence. Le courrier de la rectrice de Strasbourg précise que "suite aux résultats, [les équipes] pourront organiser des temps de remédiation et réajuster leurs programmations qui permettront d’aider les élèves à lire mieux et plus vite afin de favoriser la compréhension de tout type de textes".
Ce courrier, ces tests, ce tableau de bord, peuvent susciter plusieurs réactions.
Il est difficile pour de nombreux•euses collègues d’interroger l’utilité de ces tests et des entraînements à la fluence quand ils sont "conseillés" par la plus haute autorité de l’académie. L’effet "argument d’autorité" est encore renforcé par l’évocation d’une "collaboration avec Mme Maryse Bianco", spécialiste de psychologie cognitive. Ce pilotage vertical qui favorise le quantifiable et le mesurable est la marque de fabrique du ministère Blanquer, qui aura aggravé les inégalités scolaires pendant le quinquennat.
La rectrice énonce qu’il y a un lien entre cette fluence soudain placée au centre du travail pédagogique du 1er degré, et "la compréhension de tout type de textes". Les enseignant•es qui ont les ressources ou le temps de creuser cette question trouvent cependant que ce lien est pour le moins à interroger : l’ex vice-présidente du conseil supérieur des programmes et professeur émérite de sciences du langage, Sylvie Plane alertait par exemple, lors d’une université d’automne du SNUipp-FSU, sur l’erreur qui consisterait à confondre corrélation et causalité entre fluidité et compréhension en lecture.
Fluence et compréhension
Un•e lecteur•trice qui lit/comprend vite, peut en général oraliser vite également. La question qu’un•e enseignant•e doit pouvoir se poser est : à l’inverse, s’entraîner à oraliser rapidement favorisera-t-il une amélioration de la compréhension en lecture ?
Penchons-nous à nouveau sur les documents adressés par la rectrice de Strasbourg aux Professeur•es des Ecoles : des listes de pseudo-mots sont adressées aux enseignant•es du CP au CM2. Au-delà du simple bon sens, rappelons tout de même que des chercheurs contestent la pertinence d’un apprentissage de la lecture à partir de "pseudo-mots". Ainsi, Patrice Gourdet (maitre de conférences en sciences du langage et didacticien du français au Laboratoire EMA, Cergy Paris Université – dans le 4-pages du SNUipp-FSU "Lecture, vers un manuel ministériel ?" juin 2021) écrit-il au sujet du manuel Blanquer, dont 56% des leçons comportent des pseudos-mots : "Faire lire, et même écrire, ce qui est une ineptie, des mots qui n’existent pas questionne. Lire c’est avant tout un accès au sens d’un mot, d’un discours…".
Cet appui sur des pseudo-mots renseigne sur le parti-pris institutionnel concernant la lecture : actuellement pour le ministère, "lire" c’est oraliser, autrement dit faire des sons (à partir de signes graphiques), que l’on écoute POUR comprendre ce qui est "lu" / oralisé. C’est donc un entraînement intensif à la "voie indirecte" qui est choisi : on produit un matériel sonore qui permet de comprendre l’écrit en le transformant en énoncé oral. La priorité est donc de s’entraîner à produire des sons à partir de n’importe quels signes graphiques.
Le problème, c’est que la langue française écrite est à la fois une langue alphabétique (avec des correspondances lettres-sons), mais qu’elle est également une langue "idéographique", avec le sens donné par la morphologie des mots en plus de l’organisation spatiale propre à l’écrit. C’est pour cela qu’un lecteur/une lectrice expert•e, qui a construit une "conscience orthographique", ne confond pas raisonner (en faisant usage de sa raison) et résonner (comme une cloche), ou perçoit l’information repérable visuellement dans "l’inconnu" ou "l’inconnue", "je vais à la réunion" ou "je vais à la Réunion".
Mais alors, si les mots que l’on ne peut pas décoder/oraliser POUR les comprendre sont nombreux en français écrit, il y a contradiction manifeste entre l’objectif affiché et ce qu’il faut réellement réussir à faire pour devenir lectrice et lecteur… Que fait l’école quand elle affirme aux enfants que c’est "l’automatisation du décodage" qui rend lecteur, alors qu’au-delà de la capacité à oraliser, c’est la reconnaissance visuelle des mots qui rend vraiment lecteur expert ? Elle met certains enfants devant le constat de leur échec, en les trompant sur les causes de cet échec.
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